Tout commence par des marches, des errances qui disent le besoin de s’imprégner des faits, matières et éléments de la nature. La démarche aurait pu être romantique si elle avait pris place quelques siècles auparavant. Dorénavant, les promenades sont des flâneries, dans le sens urbain du terme, tant la ville s’agrandit, se déverse aux alentours, partout. « Aujourd’hui, plus que jamais, la civilisation est urbaine. Elle l’est jusqu’à l’asphyxie. » écrit Roger Caillois. La ville, c’est l’apogée de la culture dans son dualisme face à la nature : une nature ici domestiquée, recroquevillée, colonisée. Dans l’édition REGARD 2 (2018) que Manon Thirriot réalise avec Théo Romain, les regards des deux artistes se croisent dans les formes que la ville tisse avec des éléments naturels d’une part, des objets abandonnés d’autre part : ces deux entités se rassemblent dans un désordre esthétique qui dépasse les formes souhaitées de l’urbanité. Elles sont les preuves, photographiées ou dessinées, imprimées en monochrome, des brèches qui laissent entrevoir un possible chaos.

Cependant, c’est en particulier dans les périphéries et au delà que les pas de Manon Thirriot nous amènent : dans une nature sous l’emprise des marques humaines. Les lieux traversés sont façonnés, ils deviennent paysages. A tel point que les discours sur le monde contemporain définissent une nouvelle ère : l’Anthropocène, qui fait suite à l'Holocène et donne un nom à l’impact des activités humaines sur son environnement, à la prégnance des civilisations occidentales sur la Terre. La nature n’est plus une entité sauvage et incontrôlable qui nous domine. Dans une inversion des rôles, elle se fait petite : elle s'immisce dans la ville (où elle est cependant traquée), reprend pour un temps ses droits dans les friches, se voit domestiquée dans les centres comme dans les campagnes, se mélange à des débris ou objets abandonnés dans les lisières et les littoraux... Dans L’échouement (2016) vidéo tournée à Dunkerque et montée avec Rémi Couvreur, Manon Thirriot donne à voir des objets en effet échoués sur une immense plage, que les vagues viennent lécher, attraper doucement et façonner avec le temps, les vidant de leur substance d’antan, de leurs fonctionnalités passées.

Pour Bruno Latour, ce rapport dominé à la nature et en particulier à notre planète fait revenir celle-ci sur le devant de la scène : « Tant qu’on restait dans l'Holocène, la Terre demeurait stable et à l'arrière plan, indifférente à nos histoires. (...) En revanche, si « l'Holocène est terminé » c’est la preuve qu’on est entré dans une période nouvelle d’instabilité : la Terre devient sensible à notre action et nous, les humains, devenons un peu géologie ! » ll s’appuie sur Michel Serres, qui, dans le Contrat naturel, fait le constat d’un regain d'intérêt de la planète et d’une inversion des proportions dans nos rapports avec elle : « Car depuis ce matin, à nouveau la Terre tremble non parce qu’elle bouge et se meurt sur son orbite inquiète et sage, non parce qu’elle change, de ses plaques profondes à son enveloppe aérienne, mais parce qu’elle se transforme de notre fait. (...) Nous inquiétons la Terre et la faisons trembler ! Voici, de nouveau, qu’elle a un sujet ». L’humain est pleinement acteur dans ce retour de la Terre sur la scène.

C’est dans ce contexte que se développe le travail de Manon Thirriot : des marches naissent des observations du monde, documentées. Des empreintes, objets, fragments ou photographies constituent des preuves des mutations, que celles-ci soient passées, en cours, ou à venir. Se forme alors un véritable inventaire, dans lequel les objets rapportés cristallisent le lieu et l’espace de leur provenance. Autrement dit, ces bribes consciemment choisies et retirées du paysage, parlent du lieu au moment où l’artiste l’a vécu : les objets sont des passeurs qui aident l’imaginaire à se (re)construire. Les fragments interagissent ensemble au sein de cette matériauthèque personnelle. Pour l’artiste, réutiliser des objets c’est faire parler le sens qu’ils portent au delà de leur physicalité propre : un sens définitivement lié au lieu, quand bien même ils en sont décontextualisés.

Marion Thirriot annule en quelque sorte la vision occidentale d’un objet divisé entre sa matérialité et ses significations parfois invisibles. « Selon ce que Latour et Lemmonnier appellent la « forme canonique du dualisme », l’objet se voit scindé par les chercheurs entre son être matériel et physique d’un côté, son rôle social et symbolique de l’autre » précise Thierry Bonnot. Aux rôles et symboles peut encore s’additionner l’aura artistique, pour reprendre la célèbre formule de Walter Benjamin, théoricien notamment de la spécificité d’un objet artistique qu’il considérait comme obligatoirement unique.

Alors, on croise dans les pièces de Manon Thirriot des filets de pêche et déchets divers (Mauvaise pêche, 2018), de la terre, des moulages de rochers et même de falaises, du bois sous forme de palettes récupérées ou un socle finement travaillé, lissé, mais aussi des images projetées, comme au sein de l’installation Walking (2016) : sur de minces panneaux de chêne, sapin et hêtre, sont imprimés des paysages variés, qui s’entremêlent entre eux. Ciel, terre, pierre, herbe sont découpés et présentés dans des postures manufacturées. Finalement, chacun peut reconnaître ou s’inventer son propre lieu dans ces assemblages retournés, détournés et mélangés.


Appropriez-vous la nature avant qu’il ne soit trop tard (et qu’elle ne disparaisse) » pourrait être le message de ces fragments de paysages. L’impression se vérifie dans l’atelier de Manon Thirriot, où plusieurs pièces sont en cours de production : notamment, des plaques de cuivre qui contiennent une nature immense et mystérieuse, presque mystique, mais reproduite : ici un zoom sur des branches de sapins et là des fourmis dans une terre ocre. Décontextualisé, le sujet devient motif, frôle l’abstraction.

Nos repères sont convoqués et troublés. Ainsi, toujours dans l’atelier de l’artiste, on croise des roches englobées par des couleurs fluorescentes et variantes, dont la lumière réfléchissante nous renvoie à des sensations anti-naturelles ou toxiques : ou alors ce sont les pierres elles-même qui sont vertes, jaunes, oranges luminescentes ? L'association de formes et matières naturelles avec des couleurs ayant trait par exemple au secteur des travaux ou de la sécurité, sont inattendues, inquiétantes presque. Actions humaines, artistiques et végétales s’hybrident, à tel point qu’on ne sait plus si c’est la culture qui transforme la nature, ou l’inverse ; car c’est précisément au coeur de ces allers-retours que se situe le travail sensible de Manon Thirriot.

Sous forme d’énigmes à éprouver, l’art de Manon Thirriot est faussement imperceptible et provoque des malentendus volontaires : les morceaux de Bétons de terre (2017) paraissent ainsi être des échantillons de couches géologiques ou rebuts volcaniques : on imagine qu’ils parlent en leur sein des différentes époques du lieu à partir duquel ils ont été prélevés. Ces strates sont fictionnelles, inventées de toute pièce par l’artiste qui a assemblé entre eux matériau brut, matériau naturel et matériau industriel. C’est l’Anthropocène recrée et exacerbée, le dualisme nature et culture qui coule et se désintègre. Manon Thirriot fait un pas dans le futur et nous amène à prendre du recul sur notre civilisation depuis le prisme d’un·e géologue ou anthropologue, quelques siècles en avant. C’est le cas avec l’installation Géologies fabriquées (2018), dialogue de cinq roches sur lesquelles sont incrustées des formes géométriques, contrastant avec la matière même du roc. ll s’agit en fait de sols en ciment recomposés et incrustés, rebuts d’activités humaines fossilisées, sûrement perdues, qui brillent au soleil, projettent de l’ombre quand l’astre s’incline, ou plutôt, que la Terre tourne. « Pareille empreinte vaut sans doute le caprice d’une mode ou la fugitive fantaisie d’un passant inspiré. lci et la, la coque fut brisée avant de devenir substance inaltérable : l’effigie qui résiste aux âges atteste encore par delà de la précarité de la vie. Elle illustre en même temps la genèse des mondes et les engins de l’industrie, la nature démesurée et la puissance de l’homme sur la nature démesurée. » illustre Roger Caillois à propos des fossiles.

Manon Thirriot collabore régulièrement avec d’autres artistes et rencontre aussi des biologistes, tailleur·euses de pierre, archéologues, conservateur·rices de musées...
Ses déplacements bifurquent en fonction des multiples personnalités croisées. Aux préoccupations naturelles et géologiques, s’ajoutent et s’imbriquent des éléments historiques et artisanaux, des récits et des mémoires, des sensations, des savoirs-faire et des matières, autant de strates temporelles qui peuvent prendre diverses formes pour retranscrire un lieu. Alors, la grande histoire du monde recoupe les diverses narrations personnelles. Les objets, témoins de lieux, d’époques, d’histoires en train de s’écrire se lient avec des individus, appartiennent aussi à la sphère intime des acteur·rices de l’art, du paysage et de l’Histoire. Différentes strates de rapports s'additionnent au sein d’un seul objet ou fragment. De même que, d'après Thierry Bonnot, « [les objets matériels] sont en quelque sorte réinterprétés à mesure qu’ils trouvent un nouvel usage dans un présent pour lequel ils n’ont pas été faits », leurs appréhensions symboliques varient selon les acteur·rices et les époques dans lesquelles ils évoluent. Et justement, nous connaissons la tendance de notre société à muséifier et patrimonialiser. Comment conserver et exposer les objets, fragments, témoins auxquels on a institutionnalisé un intérêt ? C’est une question que se pose Manon Thirriot en fabriquant un socle. Pour ce faire, elle écoute des histoires, en l'occurrence celle des meubles d’un musée, observe des techniques artisanales, ici l'ébénisterie, qu’elle reproduit avec des outils techniques voire numériques. Dans cette pièce, un bois rentre en contradiction avec une matière d’un jaune profond : les volumes s’épousent, les techniques se copient et les dualismes s’accordent.

Les marches initiales de Manon Thirriot s’inscrivent dans une perspective kantienne, comme l’explique Thierry Davila : plus qu’un « simple mouvement », il s’agit d’une action du corps « dans laquelle quelque chose de l’esprit est engagé » et qui donne une ampleur esthétique au déplacement. Une présence au monde prend forme, nécessaire pour mieux comprendre les imbrications des formes qui se jouent au quotidien et qui disent le monde actuel.



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Roger Caillois, Cases d’un échiquier, 1977
Bruno Latour, Face à Gaïa, Huit conférences sur l'esprit des lois de la nature, 2015
Thierry Bonnot, L’attachement aux choses, 2014


Laëtitia Toulout, 2019









Il y a, tout d'abord, chez Manon Thirriot, cet attrait pour l'ailleurs. Un ailleurs dessiné par des reliefs et des climats, des géographies et des paysages inhabituels ; ceux que l'on rencontre lorsque l'on se porte aux antipodes, à l'Ouest de l'Australie par exemple, aux alentours de Perth, ou ceux qui correspondent aux littoraux hexagonaux. Ces reliefs, pour certains d'entre eux, affirment le travail des forces naturelles. Ils rapportent également une sorte de dissonance avec les temps humains ; les falaises sont escarpées, les itinéraires s'embrouillent, la végétation, tout en frissonnant au gré des vents et des marées, obéit à des lois de croissance désordonnées, bien qu'éternelles.

Dans une première lecture, on pourrait penser que l'un des enjeux du travail de Manon Thirriot consiste à restituer cet ailleurs, particulièrement celui dévolu aux imaginaires du dépaysement, aux contrées lointaines et aux paysages émaillés par une flore vivifiante. Approche loin d'être évidente, en réalité, tant il semble que les paysages qui défilent au gré des propositions de l'artiste restent marqués par une forme de désenchantement, par une prise de conscience substituant un ailleurs rare et précieux à un ailleurs romancé et aventureux. Toutefois, si l'on peut parler d'enjeu dans le cadre de ce travail, il s'agirait d'un enjeu méthodologique car, outre la question écologique qui toujours reste en filigrane, on devine sans peine que la retranscription de ce qui est perçu, vécu ou expérimenté n'est pas facilitée par l'exercice, par exemple, de la mémoire : celle-ci, par nature, est incomplète et volatile ; elle suppose donc un travail de recomposition, sinon, parfois, de distanciation à l'égard du réel. De même, partant du principe que l'artiste aspire à retranscrire ou, du moins, à communiquer ses déplacements en restant fidèle à la réalité de son expérience, on constate que la mémoire et les moyens de s'en emparer se heurtent, pareillement, à un autre indicible, un autre incommunicable, celui que décrit, justement, cet ailleurs toujours fuyant. Si ce dernier semble, de prime abord, teinté par des motifs naturels, ce qu'il a de plus caractéristique, en tous les cas chez Manon Thirriot comme dans une tradition de l'art du déplacement, c'est qu'il se distingue par une forme de versatilité, d'inconstance, ne serait-ce parce qu'il dépend d'une pratique de la marche. Celle-ci suppose, en effet, un ailleurs qui s'agrège aux sensations éprouvées par le corps ; elle figure également une certaine faculté à percevoir un monde qui se redessine continuellement, un monde aux multiples facettes donc, car résultant des pas et des progressions, des rythmes et des lenteurs, des reliefs qui se recomposent à mesure que le voyage avance.

Dès lors, on peut dire des préoccupations plastiques de Manon qu'elles se confrontent à deux types de difficulté. En premier lieu, il s'agit de s'interroger sur le principe de représentation, sur sa pertinence même, et, de façon plus prosaïque, sur les dispositifs techniques les plus adaptés au projet de restituer ce qui, par essence, échappe à la représentation. En second lieu, en sondant cette idée diffuse de l'ailleurs, en essayant même de la qualifier, on se rend compte à quel point toute réalité porte le caractère de ce qui est volubile, de ce qui est complexe, peut-être parce qu'elle intègre en son sein des contradictions qui finalement se complètent. L'ailleurs, en effet, est-il autre chose qu'un autre moment de l'ici ? L'ailleurs n'est-il pas voué à se déplacer continuellement, faisant qu'une fois atteint, il se retrouve à nouveau fuyant et lointain, comme pour nous rappeler qu'il est toujours là où l'on ne se trouve pas ?

Si donc la question de l'ailleurs polarise les attentions de Manon Thirriot, d'un point de vue sémantique et technique, voire méthodologique, on constate, par la chronologie des travaux de l'artiste, qu'il se dessine peu à peu une sorte d'odyssée plastique pour laquelle interviennent des étapes, des prises de conscience qui envisagent des problématiques fondamentales – la survivance de l'homme, la préservation de l'environnement, ce qu'il subsiste de l'interaction entre nature et culture, entre autres. De fait, le travail de Manon finit par se démarquer d'une certaine tradition de l'art du déplacement, art que l'on retrouve prolongé de nos jours en diverses formes et à travers de nombreuses problématiques sous-jacentes : ainsi de l'incidence d'une culture locale sur un territoire inhabituel, de la thématique du déracinement dans son rapport aux déplacements de populations, ou, plus simplement, de la nécessité de désolidariser l'art de ses cadres conventionnels en opposant le mouvement à la fixité, sinon la rigidité des espaces d'exposition. En cela, la conscience progressive qu'élabore Manon pour des ailleurs colorés par des interrogations environnementales l'associe davantage à un Simon Starling – lequel reste préoccupé par les travers de la production industrielle – que d'un Francis Alÿs qui, bien que figure inspirante, élabore une œuvre dans laquelle le rapport à la ville, l'urbain et le quotidien, dans sa perspective sociale et historique, le rend moins représentatif de préoccupations d'ordre écologique.

Ainsi, il peut sembler assez compréhensible de voir que les premières recherches de l'artiste sont élaborées à partir du médium photographique, quand le plus remarquable consiste sans doute à percevoir dans le développement chronologique de ses travaux, une volonté de parfaire sa correspondance à l'ailleurs à mesure qu'elle progresse dans sa recherche, occasionnant du même coup une perception plus précise de ses implications environnementales. On notera par exemple que ses toutes premières pièces envisagent une logique documentaire, en adoptant une posture neutre et distanciée, comme si l'ailleurs signifiait un horizon fixe, un horizon porteur d'une vérité indécelable qu'il conviendrait de ne pas altérer. On peut ainsi relever, dans ses premières séries de photographies, qu'un ailleurs singulier se devine aussi dans les ciels bleus, sur les façades, ou dans les structures architecturales qui brillent par l'éloquence de leur géométrie. De même, les espaces publics, toujours esseulés, peuvent être canalisés par un sens de la composition particulièrement affûté, à l'image, peut-être, de ces murs pâles aux brèches hésitantes d'où germent des brindilles solitaires ; à l'image, également, de ces horizons implacables, à peine contredits par la verticalité des édifices. Ces photographies, assemblées, triées et réunies dans des ouvrages, révèlent le familier dans l'ailleurs, le commun dans l'éloignement, le contact dans le détachement, certes, mais elles ne sont que l'esquisse d'un autre ailleurs, celui qui par exemple s'embarque au-delà de l'image.

Le rapport à l'image est en effet graduellement remis en cause, ainsi qu'on le perçoit dans les marches néo-zélandaises (NZ Walks, 2016) dans lesquelles des paysages idylliques sont décomposés en lamelles dont le format évoque les bornes que l'on retrouve aux abords des routes. Aussi, la transition qui s'opère avec la pièce intitulée Walking (2016) semble particulièrement symptomatique d'une détermination à se détacher de l'image, peut-être afin de s'ancrer dans une logique de l'objet. Dans le cas présent, en effet, la photographie en tant que processus d'extraction du réel semble prise de désuétude, désormais que l'on insiste autant, sinon davantage, sur les affects, sur les impondérables, sur les infimes mais innombrables éclats que nous impose la traversée de paysages admirables. L'image qui convoite un au-delà de l'image est alors une image fragmentée, une image découpée en lamelles que l'on repositionne en des configurations éclatées ; une image à qui l'on donne la possibilité d'être parcellaire, qui donc est susceptible d'équivaloir une mémoire fugace fonctionnant par bribes, par saccades, de façon à ce que toute perception du réel se conçoive non tant comme un travail de reproduction, mais comme un travail de reconstitution. Surtout, cette décomposition du regard, et plus précisément du regard adressé à des paysages de cartes postales, participe d'une désacralisation de l'acte de perception, de sorte que des manières alternatives de considérer le monde puissent être envisagées : si ce n'est le sens de la vision qui garantit la pérennité de l'expérience de l'ailleurs, peut-être est-ce parce que le poids du corps, la chaleur du climat, l'âpreté de la marche, notamment, sont autant de paramètres à prendre en compte. Si ce n'est le sens de la vision, pareillement, c'est que ce qui arrive, réellement, est l'expression de la brièveté et de l'impermanence, à l'échelle du regardeur, mais aussi et surtout, à l'échelle des temps naturels, des temps géologiques qui font et défont les paysages.

De là, sans doute, cette conscience progressive de l'évanescent en toute chose, une conscience de la rareté et de la préciosité, et en corollaire, de la nécessité d'interroger une sémantique de la trace, dans son rapport à l'ailleurs, au paysage. De là également une conscience des dynamiques indescriptibles mais universelles qui corroborent les plans de la nature, précisant par le même biais, chez Manon Thirriot, cet attrait pour un ailleurs qui se traduit par ses manifestations les plus palpables, les plus vraisemblablement éternelles aussi, c'est-à-dire pour les pierres, les rocs, les roches aux mille contours, les sédiments qui se superposent inlassablement et expriment, à la manière des cernes des troncs d'arbres, de la multitude de vies passés. Aussi, une notion de géologie finit par intervenir dès lors qu'il s'agit d'œuvrer à partir de tout un ensemble d'éléments sujet à des phénomènes de contraction, d'érosion ou d'entropie, à l'image, dans un premier temps, et de façon exemplaire, de ce bloc de terre rouge extrait de son environnement natal, puis délaissé à quelques centaines de kilomètres de là, sur une plage de Perth, à la merci des vagues (Traces, 2015). Le travail de déplacement de cette terre rouge, lequel fut accompli en collaboration avec Matthew McAlpine, donc par des acteurs étrangers à sa réalité millénaire, agit comme comme un processus d'accélération de sa dissolution lente mais inéluctable. Mais cet attrait pour la terre et les éléments fossilisés est aussi à l'image de ces autres collaborations, plus récentes, avec l'artiste Rémi Couvreur : des pierres venues d'ailleurs, aux contours toujours incertains, ou bien une portion de falaise, sont finalement rapportées, ou plutôt, artificiellement rapportées, car extraits au moyen de techniques de moulage. Le relief naturel perdure dans son milieu naturel, respectant une logique de préservation selon les termes de la nature, mais dans le même temps, étant abrégé de son substrat, de son socle peut-être, elle est archivée, donc préservée selon une autre modalité, celle de la mémoire.

Aussi, le geste de déplacement – lequel n'est plus chez Manon un déplacement de soi, mais un déplacement d'objet – interroge, car, d'une part, à la volonté de répondre au déplacement, il s'agit de répondre par un déplacement. Il questionne, d'autre part, sur la place de l'intervention humaine, au regard des dynamiques naturelles, au regard des forces qui sculptent les reliefs et les paysages, dans la mesure où l'on pourrait croire qu'un monde sans homme serait un monde qui aurait suivi son cours, tenant compte de ses cycles, de ses variations qui toujours maintiennent une forme d'équilibre.

C'est alors que l'on constate la récurrence avec laquelle l'homme est absent des paysages réels ou imagés de Manon Thirriot : des photographies fractionnées aux étendues sans récit, de l'intérêt qu'elle porte pour des éléments corrodés par les éléments naturels – les sédiments qui s'accumulent, les roches qui parcourent les âges, les falaises qui s'affaissent inéluctablement – aux vestiges industriels échoués sur les rivages, les différentes propositions donnent le sentiment d'une disparition qui n'est pas seulement celle de la nature, mais celle du genre humain. En cela, l'archivage, la collecte semblent constituer pour Manon Thirriot les procédés les plus appropriés dans le projet de s'emparer d'un ailleurs toujours fuyant, donc rare et précieux, car à l'égard des dissolutions tous azimuts, à l'égard de ces ailleurs fugitifs, il serait devenu indispensable d'invoquer un travail de mémoire, de préservation. À moins que le fait de soustraire un objet à son milieu primitif soit une façon de rabattre cet ailleurs, indécis et indécelable, vers l'ici, étant entendu que tout déplacement est une autre forme de rapprochement, étant entendu qu'il s'agit moins, pour l'artiste, de s'emparer d'une réalité lointaine, que de manifester le besoin de maintenir vivace le lien qu'elle entretient avec le monde.




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Julien Verhaeghe
Texte écrit à l’occasion de la publication de l’édition restituant le travail de Manon Thirriot, dans le cadre du projet STARTER, soutien à la professionnalisation du Ministère de la Culture, mis en place par La malterie de Lille et co-construit avec l'école supérieure d'art de Dunkerque/Tourcoing.
Lille, 2017